Trigger warning :
Le texte ci-dessous évoque la dépression et les pensées suicidaires. Si vous pensez que vous n'êtes pas dans le bon espace mental pour le lire
sereinement, je vous invite à repousser la lecture de mon article à plus tard. Prenez soin de vous.
"Je pensais que les larmes allaient finir par laver la couche de noir à l'intérieur. Qu'à force de pleurer j'allais me purger de toute cette noirceur. Mais comme la poussière qui revient toujours se déposer, s'amonceler sur les bords d'un cadre, le noir revient, il s'épaissit, il finit par prendre toute la place. J'ai parfois l'impression qu'il n'y a pas de limite à l'accumulation de cette crasse intérieure. Même un jet d'eau puissant n'en viendrait pas à bout et c'est désespérant."
Ces mots, je les ai écrits dans mon carnet en décembre 2021, à la suite d'un épisode dépressif assez intense.
J'ai une relation particulière avec l'idée de dépression et plus précisément avec l'idée d'ôter sa propre vie. Pas juste l'idée de devenir invisible pour se soustraire à tout engagement, toute
obligation, non. Ne plus être, du tout. Il y a eu 2 suicides dans ma famille proche, des évènements qui ont fait voler en lambeaux beaucoup de vies, qui ont éclaboussé d'une couche de noir
collante le coeur de mes cousins, cousines, tante, oncle. Cela a éclaboussé le coeur de mon père aussi et se faisant, cela a ricoché sur mon propre coeur. J'ai depuis beaucoup de difficultés à
entendre des récits de gens qui n'ont plus voulu être. Pas parce que je trouve que c'est honteux ou dépourvu de courage comme on entend parfois, mais parce que j'aime tellement la vie, j'ai si
souvent envie de voir le côté étincelant de l'existence, que je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment on ne peut pas se retenir de n'avoir plus envie d'être.
Toutes ces phrases j'aurais dû pour plus de sincérité les rédiger au passé, parce que je dois bien avouer qu'à présent je comprends. Je ne sais pas à quel moment
précis la dépression a accumulé une couche de noir tellement épaisse que j'ai fini par me laisser glisser. Plus envie d'être étincelante. Plus envie d'être. Je me rappelle m'être dit : "cela
ferait quoi si je sautais par la fenêtre du bureau et que tout s'arrêtait en une seconde?" Je ne me sens guère émue à la pensée de ce souvenir de grand désespoir. Peut-être parce qu'aujourd'hui
ces pensées ne font plus partie de moi. Ce dont je me rappelle précisément, c'est que pendant ces brefs instants où j'ai envisagé l'idée de n'être plus, rien ne m'aurait arrêté. Ni l'idée de
faire de la peine à mes proches, ni l'idée que ma fille grandisse sans sa mère, ni l'idée que j'allais louper tant de choses à venir. Le poids qui oppressait mon coeur et mon cerveau dans ces
moments-là me semblait trop lourd. Comme une enclume engluée dans du mazout, impossible à faire bouger d'un millimètre. Je me rappelle avoir eu la sensation d'avoir les idées très claires. Un
leurre, car en vérité je n'arrivais plus à accéder à cette partie de mon cerveau qui me connecte à l'étincelant, au beau, à tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être traversée. J'ai
compris comment mon oncle Gérard, comment mon cousin Youri ont pu ne plus vouloir être. Malgré la vie qui dégueule de beauté, malgré l'étincelant.
Je suis heureuse de ne plus être prisonnière de ces pensées noires. Je me demande encore comment j'ai pu suivre ce cheminement mental. Je crois finalement que c'est peut-être parce que je me suis autorisée à aller aussi loin dans la noirceur, à ressentir l'absence totale d'étincelle de vie et à rester là un instant à regarder et à ressentir, que mon cœur a envoyé un signal d'alarme. Comme si je m'étais pris une vague glacée en plein visage, j'ai entr'aperçu l'étincelle de vie et je lui ai hurlé de venir prendre plus de place à l'intérieur, d'utiliser tout l'attirail nécessaire pour faire disparaître la couche de noir pour de bon. Évidemment ce n'est pas comme cela que ça marche. La dépression est une maladie qui a besoin d'être soignée. Mais je crois que l'étincelant a repris sa place à l'intérieur et qu'il a entrepris d'installer une sorte de film protecteur tout autour de la couche de noir, pour ne plus trop la laisser passer. Je continue à nettoyer les bords du cadre en suivant ma thérapie, en recommençant à écrire et dessiner, en écrivant tous les jours, en me faisant dorloter par mes amies, en regardant l'étincelant dans les yeux de ma fille. J'espère être sortie du brouillard épais. Je sens que je vais mieux.
"Je vais marcher doucement derrière elle, pour être à portée de main, plein de curiosité, pour la consoler lorsque dans un accès de rage elle pensera : Je suis seule."
- Virginia Woolf dans Les Vagues
A Gérard et Youri
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B. (lundi, 12 juin 2023 16:42)
Des mots magnifiques pour exprimer une telle densité d'émotions.
Merci pour le partage Marie.